Revue Liberté 318 - Encombrement médiatique
Rosalie Lavoie, Jean Pichette, Rabea N'Déhé, Maxime Ouellet, Vanessa Molina, Maïté Snauwaert, Alex Noël, Marwan Andaloussi, Louise Dupré, Éric Bouchard, Camille Toffoli, Adéline Basile, Robert Lévesque, Julien Lefort-Favreau, Anne-Renée Caillé, Simon Brou
Disponibilité:
Ebook en format EPUB. Disponible pour téléchargement immédiat après la commande.
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Éditeur:
Collectif Liberté
Collectif Liberté
Protection:
Filigrane
Filigrane
Année de parution:
2017
2017
ISBN-13:
9782924414347
Description:
Chaque jour, des torrents de nouvelles nous tombent dessus. Chaque minute, des trombes de données saturent notre environnement. On parlait beaucoup des pluies acides dans les années 1980… les informations qui pleuvent désormais en temps réel (mais qu’est-ce alors que le temps irréel ?) ont un pouvoir dissolvant infiniment plus grand. L’émiettement de la réalité, sa réduction en lambeaux de toutes sortes, a fini par nous faire croire qu’en traquant les moindres recoins du réel, en le serrant jusque dans ses manifestations les plus anodines, nous pourrions enfin nous approcher de sa vérité. En manque perpétuel de « nouvelles », nous empilons pêle-mêle les pièces détachées d’une actualité toujours dépassée, grisés par un meurtre sordide, une défaite du CH, une baisse du taux de chômage, la naissance d’un bébé à deux têtes, un ouragan, un autre remède miracle (toujours en phase de développement, c’est bon pour les actions en bourses), un attentat terroriste à Madrid, le possible retour des Expos à Montréal, un accident de voiture, le premier bébé de l’année (en santé, celui-là), le dernier Tweet de Trump, la mort d’une rock star, la hausse infinitésimale du salaire minimum, le nouveau disque de Céline Dion, un vol dans une succursale de la Banque de Montréal (qui n’a heureusement pas fait de victimes), une autre étude confirmant les changements climatiques, le dépôt d’un projet de loi sur la refonte de l’aide sociale, le sauvetage de 43 Syriens rattrapés par une tempête sur une embarcation de fortune, une croissance plus forte que prévue, une autre hausse de la rémunération des médecins spécialistes, la sortie du iPhone 12, une autobiographie de Woody Allen, une autre défaite du CH, un autoportrait de Justin Trudeau avec une admiratrice, des prévisions de neige pour la fin de semaine, une vente de fermeture chez Sears, des tatouages sur le torse de Justin Bieber…
Tout est là, tout le temps. On se tient au courant. Il faut être de son temps. Il faut être informé. La vitalité de notre démocratie en dépend. Après tout, l’espace public de débat et la liberté d’expression ont été conquis de haute lutte. Un legs des Lumières toujours menacé qu’il nous faut veiller à préserver.
***
Georg Christoph Lichtenberg connaît bien les Lumières. Il en est un enfant. Jusqu’à sa mort, en 1799, il ne cessera de jeter ses pensées dans des cahiers qui en accueilleront finalement environ 8000. Dans le cahier D, à la 474e entrée, il écrit : « Efforce-toi de ne pas être de ton temps ». Nous sommes quelque part entre 1773 et 1775. Les Lumières ont suffisamment éclairé le monde pour qu’un esprit comme le sien ait compris que la raison n’épuise pas la réalité. Ce qui n’empêche pas cet écrivain, qui est aussi le dix-septième enfant d’un pasteur allemand, d’être passionné de physique, de mathématiques, de sciences naturelles.
« Efforce-toi de ne pas être de ton temps. » Il ne faut pas l’être pour exhumer aujourd’hui un tel aphorisme. Mais peut-on l’être vraiment à une époque qui tue le temps ? Un siècle (moins des poussières) après cet appel de Lichtenberg, Nietzsche décrivait le journaliste comme le « maître de l’instant ». Formule qui témoigne encore une fois de l’acuité de son regard prophétique. S’il n’a évidemment jamais vu la grand-messe quotidienne de l’info télévisée à laquelle tous communiaient hier encore, Nietzsche saisit déjà, en 1872, qu’un tremblement de terre est en train de ruiner un rapport au temps jusque-là incapable à ses yeux de saisir le présent. Mais la destruction des idoles est depuis passée par là : nous sommes sortis des vérités campées dans l’éternité. Nous sommes de plain-pied dans l’actualité, dans un présentisme, comme le disent certains historiens, qui bousculent tout ce qu’on pouvait penser de la réalité. Qui, plus fondamentalement, remet peut-être en cause l’idée qu’il soit même possible de penser le monde dans lequel nous vivons.
Les médias sont en crise. Une crise économique, entend-on le plus souvent, d’abord liée à un modèle d’affaires périmé. Quand les revenus publicitaires se retrouvent massivement dans les filets de quelques gigantesques prédateurs des réseaux sociaux, il n’en reste plus beaucoup pour les médias « traditionnels », au premier chef la presse écrite. Cela apparaît difficilement contestable, en effet. Mais à trop regarder la crise par ce bout de la lorgnette, on manque peut-être l’essentiel. Et si les « maîtres de l’instant » étaient, en partie du moins, les artisans de leur propre malheur ? À les en croire, l’information ne circule jamais assez vite ; aussi le virage numérique apparaît-il comme une bouée de sauvetage, précisément parce qu’il permet de rejoindre partout et rapidement ceux et celles qui veulent être informés. Les médias nourrissent ainsi une dynamique d’immédiateté qui, comme l’indique bien le terme, valorise ce qui est ou se rapproche de l’immédiat. Des médias contre la médiation, en somme, qui scient la branche sur laquelle ils se sont construits.
***
À force de penser les médias comme simple lieu de circulation de l’information, on finit par oublier qu’ils sont le fruit historique de la création d’un espace public de débat porté par un idéal, soit permettre à la société de se prendre en main, en quelque sorte, d’assumer qu’elle est le fruit de son propre travail. Les Lumières ont un sens parce qu’elles permettent d’éclairer un parcours qui n’est jamais donné d’avance, certes, mais qui peut se tracer en dégageant un horizon qui est d’abord un horizon de pensée. Cela signifie qu’on évalue, qu’on interroge, qu’on critique, qu’on sous-pèse, qu’on défriche un espace à la fois physique et mental. Simple reconnaissance du fait que la réalité humaine n’est pas de l’ordre du fait, de l’objectivité, mais de la pratique, qui suppose toujours déjà une présence, un sujet, une subjectivité à l’œuvre dans le monde.
Les médias, ou les médias dits « sérieux », outrés, à juste titre, par les « faits alternatifs » et autres bêtises trumpiennes, réaffirment qu’ils ont un rôle essentiel à jouer en démocratie et qu’ils entendent bien s’y tenir. Fort bien. Mais pourquoi ressortir le vieux disque usé du professionnalisme qui passerait par l’objectivité et la vérification des faits, comme si c’était là l’alpha et l’oméga d’une pratique, osons encore une fois le rappeler, qui s’est construite comme un idéalisme en acte, dans le dessein de transformer le monde en contribuant à le penser plutôt qu’en s’inclinant servilement devant lui ?
Dans sa Critique de la raison cynique, Peter Sloterdijk rappelait, en 1983, que le mouvement des Lumières a introduit « un filtre contre l’inondation […] de la conscience individuelle par une infinité d’informations d’un même niveau, équivalentes et indifférentes, venant des sources les plus diverses ». Plutôt que de se perdre dans les détails, il s’agissait de se donner les moyens de ressaisir par la pensée une histoire qui s’écrit. Mais ce rationalisme, dont Lichtenberg voyait déjà l’étroitesse dans sa prétention à la toute-puissance, a fini par reconduire ce qu’il combattait, comme on le constate aujourd’hui. Dans les médias, cela se traduit par le recyclage du projet de saisir la réalité dans une perspective synthétique, globale, afin d’en faire la sommation empirique d’une infinité de faits reliés par une conjonction prétendument neutre, le « et ». On parle de ceci et de cela, on saisit l’immédiat jusque dans ses moindres singularités, sans contexte, sans avant, sans après, chaque fait étant emmuré dans un silence qui est la condition de sa saisie « objective » depuis une position d’extériorité. Ce dispositif de mise à plat de la réalité, où tout devient indifférent et interchangeable (d’où le cynisme si prégnant dans le milieu journalistique) se croit du coup immunisé contre le péril idéologique. Curieux aveuglement. C’est en avalisant le fétichisme des faits et la réification d’un monde du coup vidé de toute ouverture sur l’histoire qu’on croit échapper à l’idéologie. Que cela signifie-t-il, concrètement ? Qu’on ne peut, par exemple, faire des liens entre la croissance, célébrée dans les pages économiques, et les désastres environnementaux, traités quelques pages plus loin. Comme l’écrit encore Sloterdijk, les médias « englobent tout parce qu’ils n’appréhendent rien ; ils parlent de tout, ne disent rien de rien ».
***
La circulation vertigineuse de l’information, rendue possible par la révolution numérique, accentue bien sûr de façon exponentielle la production de faits qui s’empilent partout dans l’espace médiatique. De là à conclure qu’il s’agirait essentiellement d’un effet des seules technologies de l’information, il n’y a qu’un pas… qu’il faut pourtant éviter de franchir. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner de plus près l’idée maîtresse, celle de l’objectivité, ayant présidé à la professionnalisation du journalisme dans le premier quart du XXe siècle.
Formulée de façon particulièrement nette chez Walter Lippmann, dans The Public Opinion, en 1922, l’idée d’objectivité a contribué à donner à la pratique journalistique ses lettres de noblesse. Aux yeux de Lippmann, la complexité de la société du XXe siècle rend obsolète l’idéal d’un citoyen « compétent », apte à participer aux débats publics. Selon lui, le journalisme fait désormais face à un problème touchant le statut même de la connaissance. Dans l’introduction de son livre, intitulée « The World outside and the Pictures in our Heads », Lippmann se demande comment faire le pont entre la réalité et la représentation qu’on s’en fait. La science lui apparaît comme la seule façon d’atteindre la vérité, parce qu’elle seule peut représenter la réalité de façon objective ; il fait donc de cet idéal d’objectivité le socle d’une professionnalisation du journalisme, qui se présente ainsi comme un projet de connaissance.
En s’appuyant sur le savoir développé par des « experts », le journalisme participe à une redéfinition fondamentale de l’idée d’espace public qui s’était développée au XVIIIe siècle. Aux errances et stéréotypes de l’opinion publique, qui voit les simples opinions primer sur la vérité, Lippmann oppose le savoir des experts, réputés aptes à saisir les problèmes sociopolitiques dans toute leur complexité et à offrir des solutions. Dans cette perspective, le journaliste devient un intermédiaire entre le savoir objectif produit par ces experts et une opinion publique à laquelle il lui incombe de transmettre ce savoir. La professionnalisation du journalisme apparaît donc indissociable de celle du politique, pris en charge par des experts chargés de gérer les problèmes sociaux. L’idée de démocratie s’en trouve ainsi bouleversée. Étant donné que le peuple est réputé incapable de se gouverner lui-même, il devient inutile de former l’opinion publique à travers le débat public. C’est sur ce terreau que pourra se développer l’idée d’une « fin des idéologies », l’information devant s’opposer, par définition, à l’idéologie.
Bien sûr, ce que Lippmann avait identifié comme un problème épistémologique comprend une tout autre dimension. Bien plus qu’un simple projet de connaissance, la professionnalisation du journalisme apparaît comme un projet politique, ou plutôt comme un projet de prise en charge techno-scientifique de la réalité sociale. En clair, loin de favoriser le débat public, politique, dans lequel les finalités mêmes du vivre-ensemble pourraient être discutées, la professionnalisation du journalisme va favoriser la dépolitisation de l’espace public, ou de ce qui en tient désormais lieu. En subordonnant le travail des journalistes à la parole des experts, Lippmann promeut en quelque sorte une privatisation de l’espace public. Le débat public cédant la place à la transmission d’informations, rien d’étonnant à ce que le simple citoyen se sente de moins en moins concerné par les « affaires publiques », devenues des affaires d’« experts ». Cette désaffection à l’égard de l’espace public s’accompagnera d’ailleurs en retour d’un intérêt croissant pour les affaires privées. La publicisation de l’espace privé fait ainsi écho à la privatisation de l’espace public, dans un mouvement d’ensemble qui tend à brouiller la frontière entre les deux.
***
Cette transformation de l’espace public-privé modifie en profondeur le statut de la parole. En clair, un nouveau régime discursif se met en place, qui tend à renvoyer les mots et les choses dans deux ordres de réalité complètement disjoints. C’est dans cette logique que les faits, ou les actes, comme l’écrit Karl Kraus, féroce critique autrichien des médias, peuvent « prendre la parole » et même se substituer à elle. La parole ne disparaît pas pour autant, mais elle se trouve en quelque sorte frappée d’insignifiance, sans portée réelle sur le monde. Comme le dit encore Kraus, en 1915, notre monde devient un « immense dépotoir de phrases ». S’il voulait « déjournaliser la langue », c’était donc pour lui permettre de retrouver sa place dans le monde et sa capacité à informer la réalité, au sens fort du terme, c’est-à-dire lui donner une forme.
La suite des choses, depuis un siècle, allait cependant emprunter une voie tout à fait opposée. Étrangement, c’est dans un livre publié dès 1890 que le déclin de la parole journalistique, et l’empilement des faits qui allait en résulter, a peut-être été le mieux décrit. Concluons donc avec des extraits de ce livre de Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, dont on ne sait trop s’il faut saluer le caractère visionnaire ou déplorer la description clinique, « neutre » (journalistique ?), de ce qu’il pressentait.
[…] On a pu observer que certains journaux donnent quotidiennement des courbes graphiques qui expriment les variations des diverses valeurs de la Bourse et autres changements utiles à connaître. Reléguées à la quatrième page, ces courbes tendent à envahir les autres, et bientôt peut-être, dans l’avenir à coup sûr, elles prendront les places d’honneur, quand, saturées de déclamations et de polémiques comme les esprits très lettrés commencent à l’être de littérature, les populations ne rechercheront plus dans les journaux que des avertissements précis, froids et multipliés. Les feuilles publiques alors deviendront socialement ce que sont vitalement les organes des sens. Chaque bureau de rédaction ne sera plus qu’un confluent de divers bureaux de statistique, à peu près comme la rétine est un faisceau de nerfs spéciaux apportant chacun son impression caractéristique, ou comme le tympan est un faisceau de nerfs acoustiques […] Dans les civilisations naissantes et inférieures, telles que la nôtre (car nos neveux nous jugeront de haut, comme nous jugeons nos frères inférieurs), les journaux ne fournissent pas seulement à leur lecteur des informations propres à exciter la pensée; ils pensent pour lui, décident pour lui, il est formé et conduit par eux mécaniquement. Le signe certain du progrès de la civilisation chez une classe de lecteurs, c’est la part moindre faite aux phrases et la plus grande part réservées aux faits, aux chiffres, aux renseignements brefs et sûrs, dans le journal qui s’adresse à cette classe. L’idéal du genre, ce serait un journal sans article politique et tout plein de courbes graphiques, d’entrefilets secs et d’adresses.
Tout est là, tout le temps. On se tient au courant. Il faut être de son temps. Il faut être informé. La vitalité de notre démocratie en dépend. Après tout, l’espace public de débat et la liberté d’expression ont été conquis de haute lutte. Un legs des Lumières toujours menacé qu’il nous faut veiller à préserver.
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Georg Christoph Lichtenberg connaît bien les Lumières. Il en est un enfant. Jusqu’à sa mort, en 1799, il ne cessera de jeter ses pensées dans des cahiers qui en accueilleront finalement environ 8000. Dans le cahier D, à la 474e entrée, il écrit : « Efforce-toi de ne pas être de ton temps ». Nous sommes quelque part entre 1773 et 1775. Les Lumières ont suffisamment éclairé le monde pour qu’un esprit comme le sien ait compris que la raison n’épuise pas la réalité. Ce qui n’empêche pas cet écrivain, qui est aussi le dix-septième enfant d’un pasteur allemand, d’être passionné de physique, de mathématiques, de sciences naturelles.
« Efforce-toi de ne pas être de ton temps. » Il ne faut pas l’être pour exhumer aujourd’hui un tel aphorisme. Mais peut-on l’être vraiment à une époque qui tue le temps ? Un siècle (moins des poussières) après cet appel de Lichtenberg, Nietzsche décrivait le journaliste comme le « maître de l’instant ». Formule qui témoigne encore une fois de l’acuité de son regard prophétique. S’il n’a évidemment jamais vu la grand-messe quotidienne de l’info télévisée à laquelle tous communiaient hier encore, Nietzsche saisit déjà, en 1872, qu’un tremblement de terre est en train de ruiner un rapport au temps jusque-là incapable à ses yeux de saisir le présent. Mais la destruction des idoles est depuis passée par là : nous sommes sortis des vérités campées dans l’éternité. Nous sommes de plain-pied dans l’actualité, dans un présentisme, comme le disent certains historiens, qui bousculent tout ce qu’on pouvait penser de la réalité. Qui, plus fondamentalement, remet peut-être en cause l’idée qu’il soit même possible de penser le monde dans lequel nous vivons.
Les médias sont en crise. Une crise économique, entend-on le plus souvent, d’abord liée à un modèle d’affaires périmé. Quand les revenus publicitaires se retrouvent massivement dans les filets de quelques gigantesques prédateurs des réseaux sociaux, il n’en reste plus beaucoup pour les médias « traditionnels », au premier chef la presse écrite. Cela apparaît difficilement contestable, en effet. Mais à trop regarder la crise par ce bout de la lorgnette, on manque peut-être l’essentiel. Et si les « maîtres de l’instant » étaient, en partie du moins, les artisans de leur propre malheur ? À les en croire, l’information ne circule jamais assez vite ; aussi le virage numérique apparaît-il comme une bouée de sauvetage, précisément parce qu’il permet de rejoindre partout et rapidement ceux et celles qui veulent être informés. Les médias nourrissent ainsi une dynamique d’immédiateté qui, comme l’indique bien le terme, valorise ce qui est ou se rapproche de l’immédiat. Des médias contre la médiation, en somme, qui scient la branche sur laquelle ils se sont construits.
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À force de penser les médias comme simple lieu de circulation de l’information, on finit par oublier qu’ils sont le fruit historique de la création d’un espace public de débat porté par un idéal, soit permettre à la société de se prendre en main, en quelque sorte, d’assumer qu’elle est le fruit de son propre travail. Les Lumières ont un sens parce qu’elles permettent d’éclairer un parcours qui n’est jamais donné d’avance, certes, mais qui peut se tracer en dégageant un horizon qui est d’abord un horizon de pensée. Cela signifie qu’on évalue, qu’on interroge, qu’on critique, qu’on sous-pèse, qu’on défriche un espace à la fois physique et mental. Simple reconnaissance du fait que la réalité humaine n’est pas de l’ordre du fait, de l’objectivité, mais de la pratique, qui suppose toujours déjà une présence, un sujet, une subjectivité à l’œuvre dans le monde.
Les médias, ou les médias dits « sérieux », outrés, à juste titre, par les « faits alternatifs » et autres bêtises trumpiennes, réaffirment qu’ils ont un rôle essentiel à jouer en démocratie et qu’ils entendent bien s’y tenir. Fort bien. Mais pourquoi ressortir le vieux disque usé du professionnalisme qui passerait par l’objectivité et la vérification des faits, comme si c’était là l’alpha et l’oméga d’une pratique, osons encore une fois le rappeler, qui s’est construite comme un idéalisme en acte, dans le dessein de transformer le monde en contribuant à le penser plutôt qu’en s’inclinant servilement devant lui ?
Dans sa Critique de la raison cynique, Peter Sloterdijk rappelait, en 1983, que le mouvement des Lumières a introduit « un filtre contre l’inondation […] de la conscience individuelle par une infinité d’informations d’un même niveau, équivalentes et indifférentes, venant des sources les plus diverses ». Plutôt que de se perdre dans les détails, il s’agissait de se donner les moyens de ressaisir par la pensée une histoire qui s’écrit. Mais ce rationalisme, dont Lichtenberg voyait déjà l’étroitesse dans sa prétention à la toute-puissance, a fini par reconduire ce qu’il combattait, comme on le constate aujourd’hui. Dans les médias, cela se traduit par le recyclage du projet de saisir la réalité dans une perspective synthétique, globale, afin d’en faire la sommation empirique d’une infinité de faits reliés par une conjonction prétendument neutre, le « et ». On parle de ceci et de cela, on saisit l’immédiat jusque dans ses moindres singularités, sans contexte, sans avant, sans après, chaque fait étant emmuré dans un silence qui est la condition de sa saisie « objective » depuis une position d’extériorité. Ce dispositif de mise à plat de la réalité, où tout devient indifférent et interchangeable (d’où le cynisme si prégnant dans le milieu journalistique) se croit du coup immunisé contre le péril idéologique. Curieux aveuglement. C’est en avalisant le fétichisme des faits et la réification d’un monde du coup vidé de toute ouverture sur l’histoire qu’on croit échapper à l’idéologie. Que cela signifie-t-il, concrètement ? Qu’on ne peut, par exemple, faire des liens entre la croissance, célébrée dans les pages économiques, et les désastres environnementaux, traités quelques pages plus loin. Comme l’écrit encore Sloterdijk, les médias « englobent tout parce qu’ils n’appréhendent rien ; ils parlent de tout, ne disent rien de rien ».
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La circulation vertigineuse de l’information, rendue possible par la révolution numérique, accentue bien sûr de façon exponentielle la production de faits qui s’empilent partout dans l’espace médiatique. De là à conclure qu’il s’agirait essentiellement d’un effet des seules technologies de l’information, il n’y a qu’un pas… qu’il faut pourtant éviter de franchir. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner de plus près l’idée maîtresse, celle de l’objectivité, ayant présidé à la professionnalisation du journalisme dans le premier quart du XXe siècle.
Formulée de façon particulièrement nette chez Walter Lippmann, dans The Public Opinion, en 1922, l’idée d’objectivité a contribué à donner à la pratique journalistique ses lettres de noblesse. Aux yeux de Lippmann, la complexité de la société du XXe siècle rend obsolète l’idéal d’un citoyen « compétent », apte à participer aux débats publics. Selon lui, le journalisme fait désormais face à un problème touchant le statut même de la connaissance. Dans l’introduction de son livre, intitulée « The World outside and the Pictures in our Heads », Lippmann se demande comment faire le pont entre la réalité et la représentation qu’on s’en fait. La science lui apparaît comme la seule façon d’atteindre la vérité, parce qu’elle seule peut représenter la réalité de façon objective ; il fait donc de cet idéal d’objectivité le socle d’une professionnalisation du journalisme, qui se présente ainsi comme un projet de connaissance.
En s’appuyant sur le savoir développé par des « experts », le journalisme participe à une redéfinition fondamentale de l’idée d’espace public qui s’était développée au XVIIIe siècle. Aux errances et stéréotypes de l’opinion publique, qui voit les simples opinions primer sur la vérité, Lippmann oppose le savoir des experts, réputés aptes à saisir les problèmes sociopolitiques dans toute leur complexité et à offrir des solutions. Dans cette perspective, le journaliste devient un intermédiaire entre le savoir objectif produit par ces experts et une opinion publique à laquelle il lui incombe de transmettre ce savoir. La professionnalisation du journalisme apparaît donc indissociable de celle du politique, pris en charge par des experts chargés de gérer les problèmes sociaux. L’idée de démocratie s’en trouve ainsi bouleversée. Étant donné que le peuple est réputé incapable de se gouverner lui-même, il devient inutile de former l’opinion publique à travers le débat public. C’est sur ce terreau que pourra se développer l’idée d’une « fin des idéologies », l’information devant s’opposer, par définition, à l’idéologie.
Bien sûr, ce que Lippmann avait identifié comme un problème épistémologique comprend une tout autre dimension. Bien plus qu’un simple projet de connaissance, la professionnalisation du journalisme apparaît comme un projet politique, ou plutôt comme un projet de prise en charge techno-scientifique de la réalité sociale. En clair, loin de favoriser le débat public, politique, dans lequel les finalités mêmes du vivre-ensemble pourraient être discutées, la professionnalisation du journalisme va favoriser la dépolitisation de l’espace public, ou de ce qui en tient désormais lieu. En subordonnant le travail des journalistes à la parole des experts, Lippmann promeut en quelque sorte une privatisation de l’espace public. Le débat public cédant la place à la transmission d’informations, rien d’étonnant à ce que le simple citoyen se sente de moins en moins concerné par les « affaires publiques », devenues des affaires d’« experts ». Cette désaffection à l’égard de l’espace public s’accompagnera d’ailleurs en retour d’un intérêt croissant pour les affaires privées. La publicisation de l’espace privé fait ainsi écho à la privatisation de l’espace public, dans un mouvement d’ensemble qui tend à brouiller la frontière entre les deux.
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Cette transformation de l’espace public-privé modifie en profondeur le statut de la parole. En clair, un nouveau régime discursif se met en place, qui tend à renvoyer les mots et les choses dans deux ordres de réalité complètement disjoints. C’est dans cette logique que les faits, ou les actes, comme l’écrit Karl Kraus, féroce critique autrichien des médias, peuvent « prendre la parole » et même se substituer à elle. La parole ne disparaît pas pour autant, mais elle se trouve en quelque sorte frappée d’insignifiance, sans portée réelle sur le monde. Comme le dit encore Kraus, en 1915, notre monde devient un « immense dépotoir de phrases ». S’il voulait « déjournaliser la langue », c’était donc pour lui permettre de retrouver sa place dans le monde et sa capacité à informer la réalité, au sens fort du terme, c’est-à-dire lui donner une forme.
La suite des choses, depuis un siècle, allait cependant emprunter une voie tout à fait opposée. Étrangement, c’est dans un livre publié dès 1890 que le déclin de la parole journalistique, et l’empilement des faits qui allait en résulter, a peut-être été le mieux décrit. Concluons donc avec des extraits de ce livre de Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, dont on ne sait trop s’il faut saluer le caractère visionnaire ou déplorer la description clinique, « neutre » (journalistique ?), de ce qu’il pressentait.
[…] On a pu observer que certains journaux donnent quotidiennement des courbes graphiques qui expriment les variations des diverses valeurs de la Bourse et autres changements utiles à connaître. Reléguées à la quatrième page, ces courbes tendent à envahir les autres, et bientôt peut-être, dans l’avenir à coup sûr, elles prendront les places d’honneur, quand, saturées de déclamations et de polémiques comme les esprits très lettrés commencent à l’être de littérature, les populations ne rechercheront plus dans les journaux que des avertissements précis, froids et multipliés. Les feuilles publiques alors deviendront socialement ce que sont vitalement les organes des sens. Chaque bureau de rédaction ne sera plus qu’un confluent de divers bureaux de statistique, à peu près comme la rétine est un faisceau de nerfs spéciaux apportant chacun son impression caractéristique, ou comme le tympan est un faisceau de nerfs acoustiques […] Dans les civilisations naissantes et inférieures, telles que la nôtre (car nos neveux nous jugeront de haut, comme nous jugeons nos frères inférieurs), les journaux ne fournissent pas seulement à leur lecteur des informations propres à exciter la pensée; ils pensent pour lui, décident pour lui, il est formé et conduit par eux mécaniquement. Le signe certain du progrès de la civilisation chez une classe de lecteurs, c’est la part moindre faite aux phrases et la plus grande part réservées aux faits, aux chiffres, aux renseignements brefs et sûrs, dans le journal qui s’adresse à cette classe. L’idéal du genre, ce serait un journal sans article politique et tout plein de courbes graphiques, d’entrefilets secs et d’adresses.
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